On trouve dans la correspondance de Napoléon (volume XVII, n° 13760) une lettre d'une importance extrême.

Bayonne, le 18 avril 1808 



Monsieur Decrès

Méditez l'Expédition d'Alger, tant sous le point de vue de mer que sous celui de terre. Un pied sur cette Afrique donnera à penser à l'Angleterre.

Y a-t-il sur cette côte un port où une escadre soit à l'abri d'une force supérieure ? Quels seraient les ports par où l'armée, une fois débarquée, pourrait être ravitaillée, etc. Après avoir étudié l'expédition d'Alger, étudiez celle de Tunis. Écrivez-en confidentiellement à Gantheaume qui, avant de venir à Paris peut prendre des renseignements, etc.

Je ne vous demande une réponse que dans un mois; mais, pendant ce temps, recueillez des matériaux tels qu'il n'y ait pas de " mais ", de " si ", de "car ". Envoyez un de vos ingénieurs discrets sur un brick, qui puisse causer avec le sieur de Thainville; mais il faut que ce soit un homme de tact et de talent.

Il faudrait que cet ingénieur fût un peu officier de marine et un peu ingénieur de terre. Il faut qu'il se promène lui-même en dedans et en dehors des murs et que, rentré chez lui, il écrive ses observations, afin qu'il ne nous rapporte pas des rêveries.

Vous pourriez même vous concerter avec Sanson pour avoir un homme capable. Vous devez trouver des renseignements dans les archives des relations extérieures et de la guerre

     Napoléon       1er 


Vincent Yves BOUTIN, Colonel du Génie (1772- 1815) est désigné pour cette mission à la fois par Clarke, Decrès et Sanson.

Il est mis à la disposition de la Marine le 30 avril 1808, part le 3 mai, arrive à Toulon le 7. Le 8 au matin il met son sac à bord du brick " Le Requin " qui appareille le soir même.

Voilà Boutin agent secret ! Officiellement il va chez les Barbaresques pour visiter son " cousin " Monsieur Thainville notre consul Alger. Bien entendu il porte des vêtements civils.

Mais la mer est "pourrie d'Anglais ". Le 9 mai le " Requin " est pris en chasse par un brick anglais, The Wizard (le sorcier) qui est plus rapide. Le combat s'engage. O surprise ! Boutin, " l'éléphant du bord" ! ( c'est ainsi que les marins nomment les civils qui sont sur le navire ) pointe les canons, brise les mâts de l'Anglais et reçoit même une légère blessure Le " Wizard " ne se doute pas qu'il vient de laisser échapper un des pires ennemis de son pays !

Le " Requin " déroute par la force des choses, relâche à Tunis où Boutin rencontre le consul Devoize. Le 24 le brick jette l'ancre à Alger où le Nantais et son " cher cousin " Thainville tombent dans les bras 1'un de l'autre.

La mission de Boutin est scabreuse et très dangereuse. Le dey turc ne gouverne que nominalement. Il est pris entre la puissance de la garde janissaire qui fait et défait ( on assassine beaucoup!) les deys et la puissance financière de quelques juifs qui tiennent les finances de la Régence.

L'or anglais fait des ravages dans les consciences. On monnaye les concessions de trafic du corail. On surveille étroitement tous les non musulmans. Il vaut mieux ne pas être pris là où on ne doit pas se trouver. Les chrétiens sont l'objet " d'attentions particulières ".

Boutin commence par fouiller les archives du Consulat et prend des notes. Puis il se " promène " le long de la côte. La police écrit au Consul . " Les Francs ne doivent pas être à cet endroit ". Premier avertissement !


Le lendemain le Nantais se sent bizarrement une furieuse envie d'aller à la pêche. Il part vers le cap Matifou. Le fort est un octogone à peu près régulier ayant trois embrasures et trois pièces sur chaque face exceptée celle du côté de la porte du fort où il n 'y en a qu'une.

Boutin se penche sur le fossé et le juge sans valeur défensive. " ...d'ailleurs le cap Matifou est trop éloigné du lieu de la scène pour mériter une descente.
Le mieux serait de le faire attaquer par deux ou trois bâtiments qui en auraient bientôt raison car sa forme circulaire rend nulle la moitié de son artillerie... "


Avec une ligne plombée Boutin mesure la profondeur de la mer.
La police menace: " Si vous recommencez, le janissaire du consulat sera enterré vivant " ( ce dernier avait accompagné Boutin lors de sa partie de " pêche ").
Aussi Boutin pour ne pas risquer la vie du malheureux Chaouch décide de sortir seul.

Évidemment il ne passe pas inaperçu !

- Le fort de l'Eau, petit, n'ayant que quatre embrasures du côté de la mer.
- Le fort neuf de Barbasson ( Bab-Azoun ?) reconstruit par l'ancien dey porte 36 embrasures.
Ce dernier fort, écrit Boutin, doit être amusé et non attaqué sérieusement par mer car les vaisseaux pourraient souffrir sans rien faire de bien utile.

Il conclut que " pour prendre Alger par la terre il faut être maître du Fort l'Empereur qui domine toutes les autres fortifications. C'est donc là qu'il faut attaquer"

(Extrait du n° 76 de l'Algérianiste de décembre 1996 p18)