LE TOURNE A GAUCHE ADÉQUOI !




--- Ah non, mon petit Albert (j’ai changé son nom par respect pour les potes, bien sûr !) Ah, non ! Tu ne vas pas me laisser ça comme ça ! Passe encore pour la côte qui est déjà dépassée de… presque 4 millimètres… Pour une pièce à tolérance + ou – 0,05 …! Mais les bords tombés, là, tu me les récupères hein ! Regarde donc ces bords. C’est plus un plan, c’est la route d’Aïn Taya, avec ses bosses et tout ! Regarde, regarde : -2 mm ici… -1,5 mm là… et là, là… c’est le bouquet : tu es 3mm en dessous de la tolérance. Alors tu me fais une surface à peu près plane et je te mettrai la moyenne ; vas ! Vas donc mon petit Albert.


Le professeur d’ajustage, monsieur Zammit, ne s’en arrachait pas les cheveux : il n’en avait pas ! Mais sa petite taille s’amenuisait un peu plus devant ce phénomène de l’ajustage. Monsieur Deude, lui, rigolait en sourdine.


Albert n’est pas resté longtemps à l’ENPA. Juste un an et le temps d’avaler plusieurs centimètres de fer doux à la lime demi douce. Un phénomène de patience et de non savoir-faire, cet Albert. Il pouvait tomber les côtes de plusieurs millimètres. Jusqu’à douze, une fois ! Et tout ça avec la lime la plus douce de notre arsenal !


Il portait toujours un blouson d’aviateur, bleu-marine avec des épaulettes saillantes, par dessus la blouse obligatoire, et il prenait bien soin d’en serrer le bas au niveau de la ceinture. De cette façon, il prétendait sans doute rivaliser avec le corps sculptural d’athlète culturiste de notre cher ami François Heller : Ça lui faisait une taille étroite et des épaules carrées, mais en tissu seulement ! Pas en muscles ! Mais ce que l’on ne pouvait voir, c’est que le muscle le moins développé qu’il possédait, se trouvait bien caché sous de nombreux cheveux à la James Dean.


Albert retournait à son étau, reprenait sa lime, soufflait un bon coup et continuait de limer ce qui restait de sa pièce, en sifflotant. Admirable Sisyphe de la demi-douce, qui ne parvenait jamais à se lasser, même après cent admonestations de monsieur Zammit.


La mode musicale, cette année-là, c’était un tube appelé « Lolly pop » qui terminait ses couplets par une basse qui faisait : « deud deuleud deud deud ! » et notre brave Albert, entre un bord tombé sur son établi et une engueulade de monsieur Zammit vers les comparateurs, ne cessait de la siffloter, ponctuant ses fins de couplets par de sonores « deud deleud deud deud ! »


Ce jour-là, monsieur Deude lui fait signe depuis sa place, là-bas, entre la rectifieuse et la raboteuse avec un air plutôt renfrogné :


--- Viens donc voir par là, mon garçon. Tout heureux d’une diversion inattendue, Albert lâche sa lime et se précipite :

--- Oui m’sieur ?

--- Va donc me chercher au magasin un jeu de tarauds de 10mm, un tourne-à-gauche et un mètre de grosse ficelle.

--- Et s’il n’y a pas de tarauds de 10 ?

--- T’en prends un de 6 et un de 4, lui répond Deude, agacé !

--- Non mais quel couillon !

--- Bien m’sieur, répond Albert en s’éloignant.


Mon ami Daniel Brotons, qui n’en perdait pas une lui lance en passant, le plus sérieusement du monde :

--- Adéquat. Tu demandes un tourne-à-gauche adéquat. Sinon tu vas te faire engueuler !



Au magasinier, (Kaya il s’appelait), Albert passe sa commission et insiste :


--- Un jeu de tarauds de 10 et un tourne-à-gauche Adéquoi, précise-t-il, et un mètre de grosse ficelle. C’est pour monsieur Deude.


Au bout d’un instant, le magasinier revient, avec sa tête de magasinier qui n’a jamais réussit ses examens et lui répond :


--- J’ai pas des Adéquoi ! Rien que ça, que j’te donne ! Déjà ton copain, Brotons, il m’a demandé la même chose tout à l’heure. Mais j’en ai plus des tourne-à-gauche Adéquoi. Faudra en commander !


Albert, heureux de son tourne-à-gauche le plus adéquat possible et de son bout de ficelle, ignorant joyeux de la blague ourdie par Daniel Brotons, rapporte le tout à monsieur Deude qui lui dit, en agitant sa brave tête d’un côté à l’autre :


--- Bon, les tarauds et le tourne-à-gauche, j’en ai besoin : c’est pour moi.


La ficelle, c’est pour toi : tu attaches ton sifflet en faisant trois tours et JE NE VEUX PLUS T’ENTENDRE !


Alain Bonet