C'ETAIT LE BON TEMPS ...




1958.

Mercredi soir, quatorze ans à peine, juste après la dernière étude qui s’est terminée à 21 heures.

La moitié de la semaine est derrière nous :
« Les cartes vertes, par ici les cartes vertes ! »
Le pion hurle dans le dortoir au ramassage des cartes de sortie.
Enfin, de sortie pour ceux qui peuvent, ceux qui habitent tout près et qui ne sont pas punis d’une double consigne.

« Aujordui c’est marcrodji : on donne les cartes ! »

C’est mon ami Daniel Brotons qui jubile. Toujours à côté de moi à cause de la liste alphabétique. Lui d’un côté, Bergeret de l’autre, pour les mêmes raisons.

« Demain on’s’prépare… Vendredji on fait la valiiièèse… Sam’dji on s’en va a la maison : Oualà ! »

Il a le moral mon ami Daniel ! Demain, se sera lui qui effacera, sur le coin du tableau noir, le 12 ô jus pour y mettre un 11 ô jus tout neuf en faisant un « Ahhh » satisfait.

En attendant, le pion de dortoir frappe dans ses mains et nous pousse au lit, pressé de se retirer dans sa piaule pour étudier jusqu’à point d’heure ses notes de quatrième année de médecine ! Ça, c’est en théorie, car il aura bien de la chance si nous lui fichons la paix après l’extinction des feux ! Garnements, va !

Le lendemain, dès six heures, il frappe dans ses mains en parcourant les deux ailes du dortoir, sonnant le glas d’une nuit trop courte. Il fait froid et le chauffage… connaît pas !

« Allez, debout, debout, debout ! Vous aviez plus de punch hier soir hein, bande de nases. Debout, debout ! »

Finis les rêves délicieux du petit matin. Ils volent en éclats, et les ronflements avec, transformés en toux grasses. On s’extirpe des draps et quelqu’un lance : « Oh putain, j’ai fait une carte de France ! »

Tout le monde rigole, mais en sourdine, mal réveillé.

À six heures trois, la porte du fond s’ouvre brusquement et Mandrake le magicien surgit du noir de la cour, avec sa tête des mauvais jours (il avait toujours une tête des mauvais jours !) Gare à celui qui n’est pas encore levé !

La course a commencée. On grelotte encore en pliant ses draps et ses trois couvertures militaires réglementaires. On s’habille de pied en cape avant d’aller aux lavabos se mouiller juste un peu le bout du nez. Quel euphémisme pour ces auges à cochon où s’écoule d’un robinet minable une eau si froide, si froide !

Et puis on se précipite aux cabinets, chacun son tour. Chacun sa méthode pour ajuster son tir au milieu du trou de porcelaine. Moi, j’aligne mes testicules presque imberbes en prenant le tuyau de descente en ligne de mire. D’autres ont une place particulière dans la marque de pieds des waters à la turque. D’autres encore font ça au jugé, après un premier tir d’approche… sauf le lendemain des lentilles, ça éclabousse ! L’essentiel étant de ne pas en mettre partout et de penser au suivant. Au suivant qui cogne déjà à la porte en serrant les fesses, « dépêche, merde ! » On tire la chaîne en s’écartant : parfois un petit malin a perforé le tube en plomb de la chasse d’eau et le jet peut nous atteindre à l’improviste !

Tout le monde défèque au plus vite. Allez, à trois on pousse : « Un, deux, gnin ! » On a gardé les vasistas fermés, et les odeurs à l’intérieur : trop froid, merde !

On a la bouche pâteuse, les paupières lourdes qui s’ouvrent à peine, la gorge sèche, j’étais bien avec Morphée !

À six heures vingt cinq, tout le monde est dehors, une heure avant le soleil. Les dix dortoirs dégueulent leurs ensommeillés presque en même temps, comme chaque matin, direction les réfectoires. Le Surgé est encore là qui attend avec son vélo, mais au petit matin, le ton de la clique endormie est très bas, presque inaudible. Une chance, il n’y aura pas de consignés !

C’est le même recommencement tous les jours, le même éveil pâteux à la gueule de bois, vivement les vacances !

Mais après le jus de café/chicorée au lait en poudre réhydraté (Là, j’exagère peut-être car je ne me souviens plus avec certitude !), avec les tartines en prime, le ton habituellement élevé des Pieds-Noirs reprend du poil de la bête, et à la sortie des réfectoires, le rythme revient, comme chaque jour. Il est six heures quarante et nous avons étude jusqu’à sept heures et demie. Avec la demi-heure de récrée qui nous mènera au cours d’électricité, j’ai le temps de repasser ce P=UI de mes fesses… pour commencer…

 

2013.

Je demande à mon jeune voisin valencien qui doit avoir dans les seize ans et qui glandouille à onze heures moins dix :

« Tu n’as pas classe ce matin ? »

« Si. Mais je commence à onze heures ! »

« Quoi ? »

« On fait vingt-quatre heures par semaine, vous savez !… » lance-t-il en manière de justification.

J’en reste scié !

 

A.Bonet - Décembre 2013